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Stéphane MICHONNEAU
 
L'ENSANCHE DE BARCELONE, LA CENTRALITÉ IMPOSSIBLE
Texte intégral
Pour tenter de répondre à la question de l'articulation des réformes urbaines et des pouvoirs, on envisage ici le cas de l'Ensanche de Barcelone des années 1860. Un peu partout dans le pays, les plans d'agrandissement urbains sont les résultats de conflits de pouvoir partiellement hérités de l'Ancien Régime. En Catalogne, l'historiographie locale a redécouvert, dans les années 1970, la valeur de ces plans d'Ensanche que l'on voit apparaître à Sabadell (1865), Lleida (1865), Vilanova (1876), Terrassa (1876), etc. Mais l'Ensanche de Barcelone, par son ampleur et l'ambition de son concepteur, est le plus souvent considéré comme un modèle archétypal.

Malgré une industrialisation intense et précoce accompagnée d'une croissance démographique qui fait passer la population urbaine de 130 000 habitants en 1830 à plus d'un demi million en 1900, la capitale catalane est interdite de croissance pour des raisons politiques. La conception militaire qui préside à l'aménagement du territoire urbain depuis 1714 fait de Barcelone une place-forte flanquée de deux citadelles. Contrainte de grandir à l'ombre de ses murailles, la ville ne peut conquérir les territoires militaires qui l'entourent.

La conséquence est double : d'une part, la ville connaît un dense remplissage de son espace, de l'autre, la croissance urbaine se reporte sur un anneau périphérique éloigné qui consacre la structure urbaine polynucléaire de la région barcelonaise. Cet immense déséquilibre démographique rend impératif l'aménagement d'un Ensanche.

Au regard des élites urbaines, la question est centrale : la maîtrise de l'espace à construire reflète le processus par lequel la bourgeoisie assoit son pouvoir économique, social, politique et symbolique sur la ville. Le débat d'ordre urbanistique qui anime les sphères locales de pouvoir recouvre une opposition non seulement idéologique entre conservateurs et progressistes mais plus généralement symbolique entre des visions antagonistes de la société.

Les polémiques de la moitié du siècle ont en commun l'exigence d'affirmer le statut de capitale de Barcelone. Assumer la conduite de l'Espagne industrielle, financière et commerciale sans pour autant revendiquer la Cour, camper Barcelone comme « cap i casal de Catalunya », tels sont les objectifs que se sont assignés les nouvelles classes possédantes barcelonaises. L'adaptation de la Cité comtale aux nécessités de la réalité industrielle est rendue possible par le nivellement des murailles. Mais l'Ensanche, dont on trouve la première formulation chez Balmes en 1844, ne cesse de recouvrir deux conceptions différentes de la ville : d'un côté les partisans d'une ville nouvelle hors les murs, suffisamment éloignée de Barcelone, dans laquelle on exporterait les industries et les ouvriers, comme par exemple dans le projet de Massanés ; de l'autre côté, les adeptes d'une nouvelle ville dans le prolongement du centre ancien. Pour établir la lisibilité du réseau dense et anarchique du centre ville, l'Ensanche le prolonge en orientant les ruelles vers des espaces hiérarchisés, clairement dessinés : boulevards, avenues, places, etc. La continuité vise à établir dans l'Ensanche des centralités évidentes.

Fonder une ville nouvelle ou refondre la ville ancienne ? Le débat peut paraître en grande partie artificiel, d'autant plus que toutes les réformes expérimentées pendant la première moitié du siècle ont toujours avantagé la seconde conception. Le dégagement d'un centre de pouvoir évident, le développement d'avenues circulaires et de grandes places en périphérie du cœur, futurs points de contact avec l'Ensanche, l'aménagement des lieux de sociabilité bourgeoise, tout contribue en effet à réaffirmer une centralité et, par conséquent, à définir l'Ensanche comme l'appendice du centre ville.

A partir de 1854, sous la direction du Ministère de la Guerre, une commission mixte d'étude, composée de l'ingénieur des ponts et chaussées Ildefons Cerdà, d'un ingénieur militaire et d'un architecte municipal, se charge de dresser le plan topographique des terrains à bâtir. En même temps, en 1855, Cerdà publie un avant-projet d'Ensanche qui dessine les grandes lignes de ses projets ultérieurs : les nouveaux quartiers y sont prévus illimités, ce qui rompt avec une conception militaire qui privilégie l'idée, comme à Paris, d'une ligne de fortification nouvelle. De plus, Cerdà avance l'idée d'une délocalisation des activités industrielles, soit vers l'Ouest, à Sans, soit vers l'Est, à Poblenou, mais sans que cela n'entraîne la migration des populations ouvrières. Le découplage de la question industrielle et de la question de l'habitat social est une originalité qui conduit à poser indirectement la question du déplacement et des transports du domicile au lieu de travail.

Les épisodes de l'affrontement entre Cerdà et la municipalité de Barcelone sont connus. En 1857, l'architecte municipal Garriga i Roca, le concepteur du Liceu, reprend l'initiative en publiant un contre-projet établi sur les bases du plan topographique de Cerdà. A bien des égards, ce plan est à l'opposé des conceptions urbaines exposées par Cerdà : il prévoit un système de voies perpendiculaires aéré de trois grandes places rectangulaires s'échelonnant régulièrement le long du Passeig de Gràcia. La place centrale, à mi-chemin entre Barcelone et Gràcia, concentre toutes les institutions directrices de la ville bourgeoise (Bourse, grands magasins, palais de justice, etc.). La hiérarchisation des voies publiques en avenues et rues secondaires désigne très clairement les orientations d'une stricte classification sociale en fonction de la richesse. Cette ville est pensée par et pour la classe dominante, la question de la localisation industrielle et ouvrière étant laissée de côté. L'expansion des espaces industriels est réservée à des friches libres de toute contrainte urbanistique selon une idée chère à l'entrepreneur libéral. Enfin, le plan de Garriga laisse entendre que l'Ensanche serait clos de fortifications nouvelles dont la fonction symbolique n'échappe à personne : bien loin des impératifs stratégiques invoqués, les murailles reconstruites visent à protéger la ville nouvelle par une ségrégation assumée des espaces sociaux.

Il faut souligner la portée politique, sociale et symbolique de l'opposition entre ces deux projets d'agrandissement. Garriga i Roca, et l'élite urbaine qui forme la municipalité, font cause commune avec le « modérantisme » au pouvoir à Madrid. Ce groupe opte pour le respect des hiérarchies sociales, le tout rigoureusement centré sur les fonctions de commandement économique et politique de la ville ainsi que sur les loisirs de la haute société. Son Ensanche protège, ordonne, régule c'est le triomphe d'une ville bourgeoise. Pour imposer son idée, la municipalité publie en 1858 une Description normative de l'Ensanche, censée donner les grands principes de la grande restructuration tant attendue. Que ce document soit en réalité la description du plan de Garriga ne nous étonne pas. Que la municipalité ait ressenti le besoin de mobiliser pour le défendre une commission consultative regroupant tout ce que Barcelone compte d'entités culturelles, économiques, scientifiques et professionnelles, ne surprend pas davantage.

Mais l'arrivée des progressistes au pouvoir change les données du problème. En avril 1859 l'affaire échappe au ministère de la Guerre pour dépendre de celui de Fomento où règnent en maîtres les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Un décret adopte alors définitivement le plan Cerdà.

Le plan Cerdà a fait couler beaucoup d'encre1. Il faut pour l'aborder ne pas oublier l'approche progressiste qui caractérise son auteur l'accession à la propriété est l'une des voies les plus sûres pour mener au triomphe démocratique. Pour cela, il est nécessaire de constituer un marché du sol si vaste et si uniforme que s'annulent d'eux-mêmes les effets de la spéculation privée. C'est à cette condition que le prix du sol peut être accessible aux deniers populaires. A cette fin, il est indispensable que l'espace de l'Ensanche soit illimité et que les voies publiques soient strictement identiques les unes aux autres. L'égalitarisme qui préside à cette conception d'ensemble refuse de hiérarchiser les espaces, de les « zoner » selon des fonctions industrielles, commerciales, résidentielles, de loisir, etc. L'homogénéité du plan est censée aplanir les tensions sociales.

A l'inverse de Garriga, le souci de Cerdà ne s'attache pas à l'allure générale de l'Ensanche, mais à la création d'une cellule élémentaire de vie urbaine multipliable à l'infini : la mansana. Cet îlot carré de 113 mètres de côté est conçu comme une unité de vie, une cellule de production et d'habitation comparable au modèle idéalisé de la masia catalane. Chaque mansana comprend autant de surface bâtie que de surface non bâtie (zone piétonnière, jardins, espaces communs comme le lavoir, etc.), ce qui répond à l'exigence inconsciente de ruraliser la ville pour en assurer l'équilibre interne. Josep Maria Fradera a signalé cet étrange paradoxe qui veut que la bourgeoisie industrielle, commerçante et urbaine de Barcelone entretienne une culture plutôt anti-industrielle. Réfractaires aux changements sociaux qu'implique l'industrialisation, les élites cultivent un profond pessimisme quant au phénomène urbain. L'idéalisation du monde rural, si éloignée de la réalité des violences paysannes des campagnes catalanes, sa progressive conversion en une représentation centrale de l'identité collective, reviennent à définir les dangers d'une ville apocalyptique dont la croissance incontrôlée menace la stabilité de la civilisation. Cerdà s'inscrit naturellement dans ce cadre2.

Les 550 îlots, lieux de vie sédentaire, sont irrigués par un réseau de voies perpendiculaires. La structure en damier est le fruit de calculs rationnels que Cerdà effectue en fonction du critère de circulation. Le plan ne répond aucunement à des critères esthétiques propres à satisfaire le besoin d'ordre et de hiérarchie du goût bourgeois. En revanche, il est guidé par le souci d'un équilibre entre des espaces mobiles et des espaces immobiles. D'où l'attention particulière portée aux voies ferrées qui traversent la cité en trois lignes parallèles, ou bien le soin apporté aux grandes artères rectilignes qui augmentent la fluidité du transport : la « Gran Via », la Diagonale, le Parallèle et la Méridienne. Le gigantesque noeud routier que représente la place des Gloires catalanes n'est pas, dans l'esprit du plan, un nouveau centre ville, comme l'affirment ses détracteurs, mais un échangeur de voies de communication.

En définitive, l'uniformité du plan Cerdà refuse la conception centrée de la ville. Les mansanas, regroupées rationnellement, composent des quartiers (5 x 5 mansanas), des districts (10 x 10 mansanas) et des secteurs (20 x 20 mansanas). A chaque niveau de cette organisation militaire correspond un niveau d'équipement: une église, une école par quartier; un marché par district ; un parc, un hôpital ou un édifice public majeur (prison, administration, bibliothèque, etc.) par secteur. Un cimetière principal et un abattoir unique sont prévus pour la ville. La très grande cohérence du schéma cerdien interdit un traitement différencié du centre ancien de Barcelone, considéré ni plus ni moins comme un district supplémentaire. La négation de la fonction de centralité du cœur historique heurte de front les principes élémentaires d'urbanité que la bourgeoisie catalane entend promouvoir.

En avril 1859, la municipalité lance un concours de projets urbains pour tenter de contrecarrer le plan de Cerdà. Les bases du concours se réfèrent à deux principes intangibles d'organisation urbaine : le zonage des quartiers et la hiérarchisation des voies publiques. C'est en effet le parti pris adopté par les concurrents Rovira i Trias, Josep Fontséré, futur concepteur du parc de la Citadelle, ou dans une moindre mesure, Soler i Gloria, disciple et ami de Cerdà. Cette mesure échoue et le plan Cerdà est reconfirmé par un second décret. Au ministère de Fomento, les idées de l'urbanisme progressiste ont remporté la partie comme partout ailleurs en Europe et permettent ce passage en force. A Barcelone, la polémique qui s'engage entre l'ingénieur Cerdà et Rovira i Trias, l'élu malchanceux de la municipalité, résume notre propos : l'architecte regrette l'absence d'un plan « centré et harmonique ». Selon lui, l'égalitarisme du plan Cerdà conduit à une forme d'anarchie, notamment parce que son uniformité empêche de savoir par où doit commencer son édification. Contre un Cerdà accusé d'introduire le désordre urbain, social et politique, Rovira i Trias plaide pour une ville disciplinée. Au cœur du débat sur la centralité se trouvent des gestions différentes de l'espace et du temps.

L'élite bourgeoise de Barcelone accepte mal le plan Cerdà. Dans un premier temps, le choix de Cerdà a pu renforcer un sentiment d'incompréhension de la part de Madrid, tissant des solidarités de fait dans la bourgeoisie barcelonaise. Il n'y a pas de hasard à ce que l'opposant résolu au plan Cerdà ait été Josep Puig i Cadafalch, l'une des grandes figures du catalanisme. Il écrit par exemple dans La Veu de Catalunya, le quotidien des régionalistes conservateurs : « L'Ensanche est l'une des pires horreurs du monde ; rien, assurément, ne l'égale si ce n'est les villes les plus vulgaires d'Amérique latine ».

L'écart existant entre les élites urbaines et les défenseurs du plan Cerdà détermine largement une attitude fondamentale pour notre thème : l'obsession de corriger les principes cerdiens par l'introduction de critères plus adéquats à la conception sociale et politique des classes possédantes. Si bien que l'histoire du plan Cerdà n'est que le récit de son altération, des combats incessants que livre la municipalité pour le modifier dans un sens qui lui convienne. Le plan de réforme du vieux centre où des voies pénétrantes prolongent les artères de l'Ensanche, la tentative d'aménagement des murailles par la création d'une ceinture de larges boulevards, l'imposition d'une grande place centrale qui fasse charnière entre la vieille ville et la nouvelle, la future place de Catalogne, les rectifications des ordonnances municipales en matière de construction afin de laisser libre cours à la spéculation immobilière, tout contribue à dénaturer le projet originel, à réaffirmer une fonction de centralité que le plan Cerdà a tenté de nier.

Notes
1. On trouve une approche quasiment exhaustive de la bibliographie sur Cerdà dans la synthèse réalisée à l'occasion d'une exposition organisée par la Generalitat fin 1994 : Cerdà, Urbs i Territori. Una visio de futur, septembre 1994 janvier 1995, Barcelone, Electra, 1994, 382 p. On peut compléter ces lectures par Manuel Guàrdia i Bassols, « Estructura urbana » et Jesus Mestre i Campi, « La vida politica a Barcelona en 1833-1874 », in J. Sobrequés i Callico (dir.), Historia de Barcelona, Barcelone, Enciclopedia catalana, 1993, vol 6.

2. Josep Maria Fradera, Cultura nacional en una societat dividida, Barcelona, Curial, 1992, pp. 142 sq. Joan-Lluis Marfany, « El naixement del mite noucentista de Ciutat », in Noucentisme i Ciutat, Barcelone, Electra, 1994, p. 33-44.


 
Pour citer cet article
Stéphane Michonneau . «L'ENSANCHE DE BARCELONE, LA CENTRALITÉ IMPOSSIBLE». rives, 2-1999, Mutations politiques, mutations urbaines.
http://rives.revues.org/document148.html
Quelques mots à propos de Stéphane MICHONNEAU

En 1999, à la date de parution du numéro, Stéphane Michonneau travaille à la Casa de Velàzquez, à Madrid.
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